Des participants aux sessions d’intériorité me disent parfois : « lors des éveils corporels, pendant la méditation, tu nous invites toujours : veuillez lâcher prise ! ». Et certains d’entre vous précisent : « Je comprends bien le pourquoi, même si ce n’est pas toujours facile, car nos responsabilités nous tendent. » Les uns ajoutent : « nous avons un patron sur le dos, qui nous serine les mots habituels : agressivité, rendement, initiative ! Comment agir ainsi tout en lâchant prise ? » D’autres évoquent les responsabilités de la vie familiale : « les enfants commencent à grandir ; ils ont des choix d’étude à faire, devons-nous rester à l’écart ? » ou alors, parlant de leurs adolescents : « ils prennent des attitudes que nous n’aimons pas, qui ne vont pas dans le sens de l’éducation que nous leur avons donnée. Doit-on laisser courir ? Ou bien affirmer notre façon de voir et parfois dire non ? » Qu’est-ce donc que le lâcher-prise dans la vie courante ? Sommes-nous condamnés à le vivre dans de petits moments, sortes d’oasis dans le désert, parenthèses de vie ? Et le reste du temps prendre des décisions, parfois volontaristes, ou quoi ?
Cette question là est vieille comme le monde et se pose à beaucoup de gens d’aujourd’hui.
Conjonction des Opposés
Pour aborder cette question importante, il nous faut faire appel aux traditions de Sagesse, celle de l’Occident en premier. Remarquons tout de suite que notre structure générale est très marquée par le chiffre DEUX. Bien sûr, il y a du QUATRE, du TROIS, de l’UN, mais aussi du DEUX. Physiquement, j’ai deux narines, deux poumons… etc. Le binôme droite-gauche est quelque chose de considérable dans le quotidien. Et c’est tout aussi vrai au niveau psychique. C’est ainsi que le binôme esprit-de-décision/lâcher-prise est un aspect du binôme fondamental : actif-passif. Chaque être humain a simultanément les deux dimensions.
Lorsque je dis passif, je sais que j’entraine, chez beaucoup, une réaction de recul : dans notre langage courant, l’adjectif passif a pris une coloration négative. Un être passif est réputé se laisser marcher dessus, se laisser emporter par les évènements sans réaction…etc. Dévalorisation très intéressante, elle attire notre attention sur le contraire, l’opposé : la survalorisation du mot actif, qu’on retrouve dans la latéralisation du corps. La droite, c’est toujours positif : quelqu’un qui est adroit a de l’or dans les doigts, il sait tout fabriquer ou réparer, il est malin, il arrivera toujours à s’en tirer dans la vie. Mais c’est l’inverse lorsqu’on dit gauche (je ne parle pas de politique, évidemment). On a gauchi la pensée de quelqu’un, on a une attitude gauche…etc. Droite et gauche n’ont donc pas du tout la même valeur. Et pourtant nous avons à la fois de l’actif et du passif en nous.
Et cet actif-passif n’est lui-même qu’un sous-groupe d’une bipolarité plus importante, capitale même, celle du masculin-féminin. Car actif, dans le fond, c’est comme une expression de la partie masculine de nous-mêmes. Actif, cela signifie : prendre des décisions, être debout dans la vie pour affronter ce qui vient, aller de l’avant, organiser sa propre existence, être dynamique, peser d’une façon ou d’une autre sur la vie des autres, avoir de l’influence dans la petite sphère où je me trouve. Par contre qu’en est-il du passif ? Et là, on ferait mieux de dire réceptif, terme mieux vécu et peut-être plus exact. Ce mot est une bonne expression de la partie féminine de l’être humain. Être réceptif, c’est se glisser dans les évènements qui arrivent comme dans un grand courant qui emporte, sans vouloir le remonter à tout prix. C’est accueillir les autres, aller s’asseoir à côté d’eux, parler cœur à cœur, les comprendre et puis se faire comprendre par eux, c’est vibrer à tout ce qui est beau, c’est écouter un concert et s’en réjouir, ou aller contempler une œuvre d’art, ou tout simplement se promener dans la nature et être avec les animaux, ou les arbres ou les nuages. Quand on y regarde de près, il est si important d’être passif-réceptif !
Notez que nous avons d’autres pôles dans notre vie. Par exemple, ciel-terre. Ciel ? Il y a du ciel en nous, ce grand mouvement qui nous porte vers l’Au-delà, vers l’Absolu, ce désir de se dépasser, d’aller plus loin, ce désir d’écouter les voix qui viennent de l’Infini, ce désir d’avoir un idéal qui ne dépende pas des contingences de tous les jours, et puis de se conformer à cet idéal. Terre ? Un personnage célèbre nous parle de la terre, Sancho Pança ; exactement comme Don Quichotte nous parle du ciel. Ces deux pôles-là sont inséparables. L’un sans l’autre, ils sont ridicules ; mais l’un avec l’autre… ! Sancho Pança sur son bourricot est vraiment un homme de la terre. Manger ? C’est lui qui va se débrouiller pour trouver à manger ; quand vient le soir, il va trouver un endroit pour dormir. Les idées, pense-t-il, c’est très bien mais ça ne nourrit pas son homme. Les grands besoins élémentaires, la faim, la soif, la sexualité, tout cela a beaucoup d’importance pour le pôle terre. Il est nécessaire de garder les deux en conscience, et de remarquer que nous les vivons souvent dans une sorte de conflit. Voilà donc qui est difficile dans la bipolarité : elle ouvre un champ de conflits intérieurs. Et souvent extérieurs : notre culture occidentale, par exemple, très active et donc masculine, supporte souvent mal les cultures qu’elle perçoit comme passives, stagnantes, et inférieures. Au lieu d’en accueillir de grands enseignements, elle les dévalorise.
Arrivés là, il faut se souvenir d’une expression qui nous vient de la tradition occidentale, alchimique et spirituelle : la « conjunctio oppositorum », la rencontre des opposés (Formule analogue : Coïncidentia Oppositorum). Elle apparait au 6° siècle avant notre ère, chez les grecs de l’Ecole pythagoricienne ; elle est reprise de nombreuses fois dans l’histoire des idées, jusqu’à sa formulation chrétienne, au 15° siècle, par le cardinal Nicolas de Cues. Rejoindre les contraires, faire en sorte qu’ils se fécondent mutuellement, voilà un des grands travaux de la vie spirituelle. Pour que ce grand travail de maturation humaine et spirituelle puisse s’accomplir, il est nécessaire d’accueillir le pôle sous-développé. Pas facile, loin de là, car fréquemment nous n’avons même pas conscience que dans le couple d’opposés, l’un des deux est refoulé.
Comment faire pour le remarquer, ce pôle refoulé ? Beaucoup de chemins y mènent, qui demandent tous de la lucidité. En voici un : le grand mécanisme des projections. Quelque chose qu’en moi je refoule, si je le vois vécu par quelqu’un d’autre, j’en suis touché, parfois profondément, bien au-delà de l’émotion normale. Ou bien je vais être attiré, fasciné parfois, par cette personne et sa façon de vivre, et je vais chercher à la comprendre, à l’imiter, je vais donc sentir une attirance profonde pour elle. Ou alors je vais être agacé, parfois irrité au-delà de la normale et je vais sentir une sorte de répulsion en sa présence. Si nous sommes un peu attentifs à nous-même, à nos réactions, ce mécanisme de la projection devrait tout de suite attirer notre attention ; car ainsi, peu à peu, la boussole intérieure se met en mouvement et désigne l’endroit où se trouve ce qui est refoulé. Je comprends alors ce que devrait être mon chantier d’accomplissement : permettre au pôle refoulé de vivre pleinement. Lorsqu’un pôle est en train de se développer, forcément l’autre réagit, il y a conflit.
Prenons un exemple, activité-réceptivité. Vous connaissez bien la difficulté… Je suis en pleine activité, débordé et fatigué ; je me dis : « Il faudrait tout de même que je pense un peu à moi, je n’ai pas eu de temps personnel depuis longtemps, je suis nerveux et tendu, mes rapports avec les autres sont devenus difficiles ». Vient en moi alors une sorte de culpabilité, un regret. Je me décide donc, je dégage une plage de repos, un après-midi, une journée ou plus. Arrivé au repos, où le pôle passivité-réceptivité a toute sa chance, je suis pris d’une nouvelle culpabilité : « Tout ce temps que je me consacre à moi-même… alors qu’il y a tant à faire à la maison, et cette réunion importante que je n’ai pas eu le temps de préparer…etc. » Tel est donc le conflit, nous n’y échappons pas, il est nécessaire. Là apparait l’importance de notre Centre essentiel, que l’on nomme dans la Bible : Cœur, ou Sanctuaire ; dans d’autres traditions : Lotus sacré, ou Soi, ou Vide…etc. Indispensable de descendre vers le Cœur parce que c’est là que se fait en fin de compte la conjonction des opposés. Grâce à ce lieu sacré de nous-même.
Les grandes unions, les grands mariages se passent tous en un lieu sacré. C’est dire l’importance de la méditation et de la prière, échelles qui nous font descendre peu à peu vers le Centre. Qui est appelé à devenir le centre de nous-même, car il est aussi le centre de l’univers. Image de la roue : si vous voulez faire se rencontrer les rayons, allez vers le centre, vers le moyeu, cette partie ronde et vide que l’on place sur l’axe de la roue. Il me semble que nous en avons tous fait parfois l’expérience heureuse. Et celui-celle chez qui cela devient plus ou moins permanent irradie une lumière. Indépendamment de l’instruction, du milieu social, ou même de l’appartenance religieuse. Souvent il s’agit de personnes qui n’ont pas eu recours à des moyens ou à des techniques, mais se sont simplement laissées faire par la vie. La vie est très généreuse, chez les croyants on l’appelle Providence parce qu’on y reconnaît l’action discrète et puissante, chez tout être humain du Souffle divin, l’Esprit-Saint.
Yin et Yang
Vous avez tous au moins entendu parler de cette autre expression de la bipolarité : le Tao (que l’on traduit d’ordinaire par La Voie), avec ses deux manifestations que sont le Yin et le Yang. (Orthographe proposée désormais par la Chine pour Tao : Dao). Le Tao, dans la sagesse chinoise traditionnelle, est une façon de se représenter la Totalité originelle, la Matrice universelle, symbole de l'UN premier. Cet UN engendre le DEUX, sous la forme du Yin et du Yang, qui sont deux catégories complémentaires utilisées dans l'analyse de tous les phénomènes de la vie et du cosmos. Au départ, si j’ai bien compris, ce ne sont pas des « substances », ni des « forces » ou des « énergies » mais simplement des étiquettes pour qualifier les composantes différentes de toutes les dualités de la vie. Elles sont à la fois, opposées et complémentaires et n'existent pas en elles-mêmes ni hors d'une relation les liant. Ces deux manifestations sont liées à des phénomènes atmosphériques, en particulier à des oppositions concrètes entre ciel couvert et ciel dégagé, entre ombre et lumière. Mais elles prennent une tournure de plus en plus abstraite quand vers le troisième siècle avant notre ère, elles apparaissent comme des « puissances d'animation qui président au dynamisme de la nature et à la transformation des êtres et des choses » (Kalinowski, 2010). Elles prennent alors une sorte d’identité et sont reconnues comme des énergies qui simultanément se cherchent et s’opposent. Le symbole du Yin et du Yang, le tàijí tú (voir ci-contre) est bien connu maintenant dans le monde entier. Le Yin, représenté en noir, évoque entre autres, le principe féminin, la lune, l'obscurité, la fraîcheur, la Mère, la Terre… etc. (sans oublier son masculin intérieur, représenté par le cercle blanc). On peut dire que, dans l’ordre des qualités spirituelles, c'est l’intériorité, la réceptivité, la beauté, la nature, l'amour, l'intuition, la patience, la fécondité. Le Yang quant à lui (vague blanche avec son cercle noir), représente, entre autres, le principe masculin, le soleil, la luminosité, la chaleur, le Père, le Ciel. Et, dans l’ordre des qualités spirituelles, la conscience, la volonté spirituelle, l'élan, l'activité, la décision, l’exploration, l’extériorité…etc. Il faut remarquer que Yin et Yang ne sont pas séparés. Il faudrait plutôt, si c’était possible, animer ce symbole d’un mouvement giratoire incessant, qui fait voir le passage permanent de la vie par des alternances de yin et de yang. Lorsque la conscience se coule dans ces alternances, apparait fortement la complémentarité indissociable des deux aspects, donc la non-dualité, harmonisation de la Terre et du Ciel, du visible et de l'invisible.
Wuwei. Non-Agir
Tournon-nous encore vers le Tao. Cette sagesse fait apparaitre un horizon auquel aspirent tous ceux et celles qui sont engagés dans ce type vie spirituelle. Il s’agit de Wuwei, le Non-agir. Contrairement à l’impression qui émane de cette expression, le non-agir n’est nullement la passivité, mais une nouvelle forme d’agir engendrée par une vie spirituelle bien vécue. Née dans le contexte de la sagesse hindoue, elle est exprimée par la Bhagavad Gita (18, 49) ainsi : « L’Homme dont l’esprit est libre de tout attachement, qui s’est vaincu lui-même et a dissipé toutes ses convoitises, accède à la suprême perfection du non-agir ».
A un premier niveau, l’activité de certains artisans est minutieusement décrite par Zhuangzi. Il montre un boucher ou un charron qui ont acquis la plus grande maîtrise de leur art après des années d’apprentissage. De ce fait, ils peuvent oublier les règles et la matière qu’ils travaillent, et, conduits par le Tao, ils laissent les gestes et leur corps opérer seul, sans intention consciente de la volonté. L’art le plus humble permet à tous d’atteindre un absolu.
Vous savez que la recherche de la sagesse en Chine se fonde principalement sur l’harmonie. L’harmonie, pour les taoïstes, se trouve en plaçant son cœur et son esprit (le caractère chinois du cœur désigne les deux entités) dans le Tao, c’est-à-dire dans la même Voie que la nature. En retournant à l’authenticité primordiale et naturelle, en imitant la passivité féconde de la nature qui produit spontanément les « dix mille êtres », l’homme peut se libérer des contraintes et son esprit peut « chevaucher les nuages ». Le taoïsme est un idéal d’insouciance, de spontanéité, de liberté individuelle, de refus des rigueurs de la vie sociale et de communion extatique avec les forces cosmiques. Même si cette façon de voir la vie séduit de nombreux contemporains, nous sommes tout de même invités à la travailler en fonction de ce que nous sommes, nous Occidentaux de tradition chrétienne. Disons donc qu’il est nécessaire de trouver une disposition intérieure qui pousse à n’agir que lorsque l’on est en adéquation avec l’Ordre cosmique. Car il y a un Ordre cosmique (Dharma, en Asie, Energie divine en christianisme). Cet Ordre se manifeste par un influx de transformation qui traverse l’univers et chacun de ses éléments. Et qui fait que, lorsqu’on étudie l’histoire du cosmos, on se rend compte que celle-ci est orientée : elle va, de façon discrète mais insistante, au cours des millénaires, vers une apparition et un affinement de la conscience. Il est donc nécessaire d’accueillir ce flux et de le laisser agir dans notre être. Nombre de contemporains, en réaction à l’activisme qui blesse notre culture, affirment l’importance du « Lâcher Prise » - parfois devenu aujourd’hui une injonction - mais nous pourrions aller plus loin en passant au « Laisser-Être ». Car, si nous l’accueillons, une réalité puissante agit en nous, et rayonne à travers nous. Mon agir n’est alors plus celui que mon Ego a mis en place, mais celui qui s’impose grâce à mon lien viscéral avec l’Ordre cosmique.
Il y a donc à chercher un accord intérieur entre cette énergie cosmique et notre énergie humaine. Un accord qui nous met sur la voie du « Laisser-Être ». Mais bien sûr, il faut aussi accepter et prendre conscience qu’il est des jours où cet accord intérieur, nous le ressentons, et d’autre où c’est littéralement l’inverse. Accepter cela permet de faire un grand pas sur le chemin.
Un chemin d’accomplissement
Notre désir d’unification nous travaille. Dans un premier temps on vit alternativement un pôle puis l’autre. Si nous nous observons, nous nous apercevons que tantôt ils se rejoignent, tantôt ils s’écartent. Exactement comme chez un couple qui est en train de se former, qui connait des alternances de rencontre, de dispute, de séparation, puis de nouveau de rencontre, jusqu’au jour où vient la maturité : une nouvelle vie va pouvoir commencer, un engagement devient possible, on peut conjuguer le Deux et le Un.
Regardons les grands artistes, les grands responsables. Musiciens, acteurs, sportifs, dirigeants politiques, sociaux, religieux… Viennent des moments où le métier, la technique, la responsabilité, ont été comme assumés par quelque chose d’autre, par une force qui vient d’ailleurs. Ils sont possédés, par une passion, une idée, souvent par une force divine. La technique est assumée par cette force là et chaque fois que nous voyons quelqu’un qui vit à ce niveau, regardons son visage ; nous sommes étonnés d’y voir une sorte de profond lâcher-prise, sans crispation volontariste. Cette personne est comme transportée par quelque chose qui la dépasse et qui fait que, dans son activité, portée à son maximum de mobilisation intérieure, elle vit dans une détente profonde.
Plus quotidiennement, il y a eu certainement des moments où vous avez prononcé une parole, fait un geste, pris une décision. En y réfléchissant, vous vous êtes dit que ce n’était pas vous, cela venait d’ailleurs, c’était exactement ce qu’il fallait dire, et au moment où il fallait le dire et de la façon qu’il fallait le dire. Vous êtes senti inspiré ; vous avez goûté la conjonction des opposés, le mariage de la passivité et de l'activité, grâce à l’éveil en vous du Centre sacré.
Frère Benoît Billot Choisy-le Roi Point d’Orgue du 14 décembre 1991